«LES ASSASSINS DE LA MÉMOIRE»
Pierre VIDAL-NAQUET — Les Assassins de la mémoire, Paris, Éditions de La Découverte, 1987, 233 pages.
Compte rendu de
Vincent Mansour Monteil
A soixante ans, Pierre Vidal-Naquet s'est acquis une solide
réputation de spécialiste de la Grèce ancienne. Ses ouvrages — qui lui ont
valu la cravate de commandeur de l'ordre du Phénix (1987) — Clisthène
l'Athénien (1964), Mythe et tragédie (2 volumes : 1972 et 1986), Flavius
Josèphe ou du bon usage de la trahison (1977), sont classiques. De nombreux
articles et essais confirment la maîtrise de cet helléniste, agrégé et
docteur d'État. Pendant l'abominable guerre d'Algérie, Pierre Vidal-Naquet ne
se contente pas d'écrire, il prend un engagement politique, non sans courage,
pour la bonne cause. Deux écrits de choc : L'Affaire Audin (éd. de
Minuit, 1958) et La Raison d'État (id., 1962) en témoignent.
Malheureusement, ce rejeton d'une illustre famille israélite de Carpentras
prend parti pour l'État des Juifs (Judenstaat) — ce qui est son droit
— mais passe à l'attaque contre ceux qu'il tient pour ses adversaires
politiques : notamment Noam Chomsky, Pierre Guillaume, Arthur R. Butz, Robert
Faurisson, Serge Thion, Henri Roques, Jacques Vergès et moi-même. Oubliant
toute courtoisie, il se permet de nous traiter de «révisionnistes» (après
tout, pourquoi pas ? Il n'y a pas, en Histoire, de «parole d'évangile» et
toute opinion peut et doit être remise en question) et de «paranoïaques»,
c'est-à-dire, cliniquement, de fous. En ce qui me concerne, tout cela m'est
indifférent. Mais comment un universitaire peut-il se permettre d'écrire :
quand Henri Marrou disait que c'est dans les poubelles des villes égyptiennes qu'on trouve d'importants textes historiques, il voulait aussi dire par là que même l'ordure morale doit être intégrée au récit historique, que Faurisson fait partie de l'humanité [1].
La vieille technique de l'amalgame trouve encore preneur.
Dans un appel (publié par L'Événement du jeudi le 28 juin 1990) lancé
à la communauté universitaire par une centaine de «signatures prestigieuses»
— dont celle de Pierre Vidal-Naquet — sont accusés pêle-mêle «la haine
xénophobe et raciste» et «ceux qui se baptisent révisionnistes et qui ne
sont que des falsificateurs de l'Histoire». Comme il est douillet, le confort
des idées reçues ! Il est autrement plus facile de hurler avec les loups que
de lutter contre le courant. Asséner le «prêt-à-penser» pseudo-historique
(le saint «holocauste», les intouchables chambres à gaz et le reste) sans se
donner la peine de fourbir ses arguments, en réservant ses coups à ceux qui
ont le malheur de n'être pas de votre avis : voilà qui est bel et bon. Et sans
risque. Le professeur Vidal-Naquet est bien vivant (comme l'indique son nom
provençal : Vidal). Il n'a pas, que l'on sache, et tant mieux pour lui,
été attaqué physiquement, mis à mal par des brutes, comme Robert Faurisson,
lâchement agressé dans un parc à Vichy, en septembre 1989, et sauvé de la
mort par miracle. On a osé dire et écrire qu'il… «l'avait bien cherché»
(il n'y a qu'à relire la bonne presse de l'an dernier, Le Monde en
tête).
Il faut toujours prendre au pied de la lettre tout ce qui ressemble à des aveux
étudiés, à de fausses confidences. Surtout quand l'auteur est un historien
distingué. Comment ne pas être ému par la dédicace des Assassins de la
mémoire :
A la mémoire de ma mère, Marguerite Valabrègue/Marseille, 20 mai 1907 – Auschwitz, 2 juin (?) 1944/Jeune éternellement.
Pierre Vidal-Naquet pense que «le grand massacre» (il préfère cette expression au mot «holocauste») a eu des précédents, dont certains sont méconnus. Telle la destruction des fameux Ilotes (grec : e i l w t a i ; latin : ilotae), que Vidal-Naquet affuble d'une h (Hilotes) — ces esclaves de Sparte exterminés — mais «l'arme du crime demeure inconnue» (p. 135). On lit ensuite ceci :
Sur l'histoire de la tentative d'extermination [c'est
moi qui souligne] — partiellement réussie — des Juifs et des Tsiganes
pendant la seconde guerre mondiale par le régime national-socialiste allemand,
on dispose évidemment d'une documentation infiniment plus importante que sur
l'horrible épisode de l'histoire spartiate que j'ai rappelé ci-dessus (p.
138-139).
Il est évident [2] que dans les lieux d'extermination pure et simple :
Chelmno, Sobibor, Treblinka, le seul travail disponible était l'entretien de la
machine à tuer […]. Mais Maïdanek et surtout Auschwitz, énormes
centres industriels, furent la preuve vivante que l'extermination pouvait
côtoyer l'exploitation du travail forcé […] Entre l'exploitation et
l'élimination il y eut tension, jamais rupture (p. 146-147).
Que voilà une belle contradiction, dont on s'étonne que notre helléniste ne l'ait pas exploitée jusqu'à ses conséquences ultimes ! Il est vrai qu'il a ses sources, comme «ce grandiose film historique qui s'appelle Shoah (1985)» (p. 143). Pierre Vidal-Naquet, d'ailleurs, s'interroge :
Pourquoi Shoah est-il une grande œuvre d'histoire et non, par exemple, un recueil de contes ? Il ne s'agit ni d'une reconstitution romanesque comme Holocauste, ni d'un film documentaire […], mais d'un film où des hommes d'aujourd'hui parlent de ce qui fut hier (p. 149).
Hélas, Holocauste est exécuté en note 42 :
J'ai rendu compte de cette minable fiction, dont l'effet a été immense, dans «Le navet et le spectacle» (Esprit, avril 1979).
Et pourtant :
Rien de plus naturel que la révision de l'histoire, rien de plus banal (p. 149).
On a pu entendre, sur Europe I, le 17 mai 1990, Pierre
Vidal-Naquet s'adresser aux «chers auditeurs» et dialoguer avec Pierre Chaunu
et Philippe Lauzier, ancien déporté à Buchenwald, Allach (près de Munich) et
Dachau — tous trois camps sans chambre à gaz —, mais refuser
furieusement de parler directement aux archi-révisionnistes Henri Roques et
Robert Faurisson : rien que d'y penser, «ses mains tremblent d'indignation».
Ah, ce Faurisson ! Voilà
un homme qui se moquait de la révolution mondiale comme d'une guigne, mais qui, au service d'une passion antisémite délirante, rêvait pour lui d'une gloire scandaleuse (p. 158).
Hélas !
Il faut certes prendre son parti de ce que ce monde comporte des Faurisson comme il comporte des maquereaux et des sociétés de films pornographiques (p. 184).
On n'est pas plus aimable ! Comme disent les Polonais :
«Dieu voulut un homme parfait, et il créa le Professeur. Jaloux, le diable
voulut rivaliser dans l'abjection et il créa le "cher collègue"»…
Mais, foin de ces fariboles ! Vidal-Naquet est un historien sérieux. Quel
dommage qu'il manie l'invective avec prédilection. Traiter quelqu'un de
paranoïaque (moi, par exemple), ou même d'ordure (Robert Faurisson) n'est pas
un argument : cela relève des tribunaux — et du mépris. Venons-en au fond
des choses : la méthode historique de Vidal-Naquet consiste à tenir pour
acquis ce qui est justement l'objet du débat.
Y a-t-il eu vraiment, en Pologne, des chambres à gaz homicides ? Et, s'il y en
eut, quel fut le nombre de leurs innocentes victimes ? C'est là toute la
question. Vidal-Naquet cite Himmler en personne. Mais a-t-on le droit de
préférer, de deux déclarations faites la même année (1943), la plus
menaçante : «faire disparaître ce peuple de la terre», dieses Volk von
der Erde verschwinden zu lassen (6 octobre, à Posen) à la plus atténuée
: «éloigner (entfernen) les poux» (24 avril) ? Sans compter que ces
fameux «Propos secrets» (Geheimreden) n'ont été publiés, en allemand
(en 1974) et en français (en 1978), que plus de vingt ans après avoir été
tenus [3]. Le célébrissime «traitement spécial» (Sonderbehandlung)
— réservé aux Juifs
était déjà un mot codé [?] pour désigner l'extermination (p. 26),
mais
Bien entendu [il] pouvait avoir un sens parfaitement bénin (p. 192, note 19).
Le mot allemand sonder a tous les sens — propres et
figurés — de son équivalent français : «spécial». On a voulu en faire un
qualificatif sinistre, notamment dans le terme «action spéciale» (Sonderaktion),
par exemple dans le Journal du Dr SS Johann Paul Kremer, tenu à
Auschwitz en septembre-octobre 1942. L'interprétation assumée par Vidal-Naquet
(p. 68 et 152) est, en effet, aussi épouvantable que… sollicitée.
Vidal-Naquet et consorts n'ont qu'à consulter un dictionnaire pour y trouver
environ cinquante mots composés avec sonder- et dont la signification
est aussi innocente que dans Sonderbund (ligue séparatiste), Sondergericht
(tribunal d'exception), Sondernummer (édition spéciale), Sonderurlaub
(permission exceptionnelle) ou Sonderzug (train spécial) ! Quant à Sonderbehandlung,
il peut être un traitement d'exception, un traitement de faveur !
Il est tout de même curieux qu'on ne puisse présenter au public ni une chambre
à gaz [4] (celle d'Auschwitz est rekonstruiert par les Polonais)
authentique, ni un survivant incontestable.
Qu'en est-il du chiffre des victimes juives ? Pierre Vidal-Naquet fait montre
d'une louable prudence sur ce point. S'agit-il des quatre millions «gazés et
brûlés» à Auschwitz ?
Le chiffre est faux, bien sûr, mais il est déclaré
«communément admis» (p. 181).
Aucun historien, certes, ne retient aujourd'hui le chiffre de 4 millions
d'êtres humains disparus à Auschwitz. Parler d'un million de morts est
une hypothèse raisonnable et énorme. Mais il est vrai que le chiffre de
4 millions est partout affiché à Auschwitz par le soin des Polonais, et Claude
Lanzmann a eu tort d'écrire que «les estimations les plus sérieuses tournent
autour de trois millions et demi» (p. 184).
On cite souvent une déclaration de la terroriste allemande Ulrike Meinhof :
«Six millions de Juifs furent tués et jetés au fumier de l'Europe parce
qu'ils étaient des Juifs d'argent (Geldjuden)» (p. 122).
Voilà qui est gênant. Qu'à cela ne tienne : une note (58, p. 209) rectifie le tir en ces termes :
J'avais eu le tort de citer ce texte (Frankfurter Allgemeine Zeitung, 15 décembre 1972) d'après l'interprétation qu'en donnaient J. Tarnero […] et beaucoup d'autres.
On retiendra cet aveu :
[…] il n'y a en l'espèce rien d'intouchable. Le chiffre
de six millions de Juifs assassinés qui provient de Nuremberg n'a rien
de sacré ni de définitif et beaucoup d'historiens aboutissent à un chiffre un
peu inférieur (p. 28-29).
De même, S[erge] Klarsfeld, par le travail minutieux qui caractérise
son Mémorial, a abaissé de plus de 40 000 le chiffre donné d'habitude
pour la déportation des Juifs de France (de 120 000 à un peu plus de 76 000).
Qui n'approuverait de telles recherches ? (p. 29).
Ce passage renvoie à la note 29, p. 194, où il est précisé, d'après le «Comité pour les Juifs» [?], que 28 162 Juifs furent déportés de France. Vidal-Naquet ajoute :
Renseignements pris dans le Bulletin du Comité d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale [1973 et 1974], le Comité s'est rendu compte qu'il était parvenu à un chiffre absurde. Une escroquerie de plus, donc [de la part de Faurisson].
Je me suis reporté aux numéros du Bulletin auxquels P. Vidal-Naquet fait référence. J'y ai noté que M. Henri Michel «juge inopportune une publication d'ensemble [de l'enquête] qui risquerait de susciter des réflexions désobligeantes pour les déportés» (août-septembre-octobre 1974, p. 3). Ce «jugement» date de 1974. Voilà donc seize ans que nous attendons la publication des chiffres, de tous les chiffres, du Comité pour les comparer avec ceux de S. Klarsfeld. Ce dernier évalue le nombre de tous les déportés juifs de France, indépendamment de leur nationalité, à 75 721. Le nombre des survivants serait approximativement de 2 500. Il est probable que le Comité a dû trouver à peu près le même chiffre pour les déportés, mais son évaluation du nombre des survivants doit être bien supérieure, car il est facile de démontrer que S. Klarsfeld a minimisé le nombre qu'il nous propose. Quel est donc, d'après le Comité, le nombre de ces survivants ? C'est à M. François Bédarida, détenteur des archives du Comité, de nous apporter enfin la réponse.
*
Et voilà comment on écrit l'histoire, en rejetant de son
discours tout ce qui ne cadre pas avec la théorie préconçue. On ne voit pas
ce qu'a de minutieux — c'est-à-dire de scrupuleux — le Mémorial
de Me Klarsfeld (1978), qui ne manque pas d'obscurités et de contradictions
internes. Par exemple, l'extrait, en allemand, du Journal du médecin Dr
Johann-Paul Kremer, à la date du 2 septembre 1942 (p. 245 du Mémorial :
les feuilles volantes de l'édition originale ne sont pas numérotées !)
mentionne une exécution qui ne peut avoir eu lieu dans une chambre à gaz,
puisque est précisé le mot «dehors» (draussen) !… [5]
On sait que le travail d'historien vaut ce que valent ses sources. Celles de
Pierre Vidal-Naquet sont multiples et d'inégale valeur.
[…] nous voilà obligés, à la limite, de prouver
ce qui est arrivé. Nous qui, depuis 1945, savons, nous voilà tenus
d'être démonstratifs, éloquents, d'utiliser les armes de la rhétorique,
d'entrer dans le monde de ce que les Grecs appelaient la P
e i q
v , la Persuasion dont ils avaient fait une
déesse qui n'est pas la nôtre (p. 35-36).
D'abord, toute une sous-littérature qui représente une forme proprement
immonde d'appel à la consommation et au sadisme doit être impitoyablement
dénoncée (p. 27).
Les noms de Christian Bernadac, de Silvain Reiner, de Jean-François Steiner
viennent immédiatement au bout de la plume […]. J'ai moi-même
dénoncé en son temps une des plus infâmes de ces falsifications, Et la
terre sera pure, de Silvain Reiner (Fayard, 1969) […] et contribué,
avec Roger Errera, à faire saisir ce livre pour contrefaçon de Médecin à
Auschwitz de M. Nyiszli [Rassinier, puis Faurisson, ont montré que ce
dernier «témoignage» est un «faux avéré»…]. Je suis en revanche
tombé dans le piège tendu par Treblinka de J.- F. Steiner (Fayard,
1966) ; cf. mon article du Monde, 2 mai 1966, dont je ne renie pas le
fond (p. 193, note 24).
Il y a, dans Les Assassins de la mémoire, bien des rappels et des mises au point d'une grande utilité. Par exemple,
un théologien protestant, Charles Hauter, qui fut déporté
à Buchenwald, ne vit jamais de chambres à gaz, et […] délira à leur
propos (p. 27-28).
[Dans] le reportage du journaliste soviétique V. Grossmann sur Treblinka
[1945, réédition 1966], tout est déformé et monstrueusement exagéré
(p. 28).
Pas de cadeau non plus pour Paul Giniewski, ce «sioniste
fervent», pourfendeur de la gauche et défenseur en France de l'apartheid
sud-africain — ce qui ne l'empêche pas d'écrire dans Le Droit de vivre,
organe de la LICRA, dont on connaît l'inflexible conception judiciaire de
l'Histoire.
Hélas ! Les affirmations péremptoires de Pierre Vidal-Naquet ne sont pas des
arguments, encore moins des preuves. Que veut-il prouver quand il écrit :
R. Faurisson a effectivement usé un nombre incalculable de journées de travail dans les archives françaises ou allemandes, à la recherche, non, comme il le prétend, du vrai, mais du faux.
Bel exemple de casuistique ! Que faire contre les «négateurs» ? Les traîner en justice ?
Le procès intenté en 197[9] à Faurisson par diverses associations antiracistes […] a reconnu le sérieux du travail de Faurisson, ce qui est un comble [?], et ne l'a, en somme, condamné que pour avoir agi avec malveillance en résumant ses thèses en slogans […]. Le mépris est peut-être une arme plus sûre (p. 182-183).
Les historiens polonais sont les premiers concernés par tout
ce qui touche à ce que Vidal-Naquet préfère appeler «le grand massacre».
L'évaluation du nombre des victimes d'Auschwitz (Oswiecim) — pour lequel on a
avancé couramment le chiffre de quatre millions de morts (celui-là même qui
figurait jusqu'ici à Auschwitz sur le monument à la mémoire des victimes du
nazisme) — doit être révisée à la baisse, car elle ne repose sur aucune
base sérieuse. C'est ce qu'en juillet 1990 affirme le quotidien polonais Gazeta
Wyborcza, à la suite d'une enquête menée par le Musée d'Auschwitz. Les
spécialistes s'accordent aujourd'hui sur environ un million de morts à
Auschwitz : entre un minimum de 950 000 et un maximum d'un million 200 000.
Telle est, du moins, la position de François Bédarida, directeur de l'Institut
d'Histoire du Temps présent et membre du CNRS [6]. Eh bien, non ! Les chiffres
véritables seraient encore de beaucoup inférieurs. Les Soviétiques ont enfin
mis à la disposition du Comité International de la Croix-Rouge (Service
International de Recherches d'Arolsen, près de Cassel) les 46 registres
mortuaires (Sterbebücher) tenus par les Allemands à Auschwitz pendant
la guerre [7]. Ils avaient saisi ces registres en janvier 1945 à la prise du
camp. Le total des morts enregistrées serait de 74 000, mais il est vrai qu'il
manque des registres pour certaines périodes. On est loin, bien loin, on le
voit, du million 250 000 avancé par des tâcherons comme Raul Hilberg dont on
ne saurait parler qu'avec révérence (Vidal-Naquet, p. 129, cite «la grande
synthèse»).
Dans cette affaire, la sacro-sainte liberté d'expression est
sérieusement mise à mal. En Allemagne fédérale (RFA), la loi dite «du
mensonge d'Auschwitz» prévoit que le ministère public peut engager des
poursuites pour dommage causé au «membre d'un groupe qui a été persécuté
sous un gouvernement de violence ou d'arbitraire, national-socialiste ou autre»
; il arrive qu'on se serve de cette loi contre les révisionnistes. Le général
Otto Ernst Remer avait diffusé une bande vidéo où le professeur Faurisson
affirmait «qu'il n'existait pas de chambres à gaz sous Hitler» ; il a été
condamné. En France, le 3 mai 1990, l'Assemblée nationale vote une loi
réprimant «tout acte raciste, antisémite ou xénophobe». Elle permettra de
punir le crime majeur de révisionnisme, c'est-à-dire : «l'ensemble des
thèses visant à nier le génocide juif, soutenu par ceux qui contestent
l'holocauste ou l'existence des chambres à gaz» (Libération, 3 mai
1990, p. 7). Réaction de Me Georges Kiejman (p. 8) : «L'Histoire d'aujourd'hui
peut être l'erreur de demain. Les tribunaux n'ont pas à faire l'Histoire. Dans
le même temps, il faut pouvoir condamner la mauvaise foi des gens»…
C'est ça, la liberté d'expression ? La simple «contestation de
l'existence des crimes contre l'humanité» sera réprimée aussi bien que la
négation de ces crimes (Le Monde, 4 mai 1990, p. 10). A propos, comment
définit-on une loi scélérate ? On ne quitte pas le domaine du sacré
quand on lit, par exemple, sous la plume d'Alexandre Adler [8], que les
«révisionnistes» se divisent en trois catégories : les habiles, les
maladroits et les pervers. On croirait entendre un pontife !
Jean Lacouture, dans sa confession, Un sang d'encre (1974), avoue (p.
231) : «Des gens comme moi sont pétrifiés à l'égard d'Israël par le
souvenir d'Auschwitz». Qu'en est-il de Pierre Vidal-Naquet sur ce point ? Il
faut saluer ici sa lucidité et son courage. C'est bien lui, et nul autre, qui
dénonce
ce qu'il faut bien appeler l'instrumentalisation quotidienne du grand massacre par la classe politique israélienne. Du coup, le génocide des Juifs cesse d'être une réalité historique vécue de façon existentielle, pour devenir un instrument banal de légitimation politique, invoqué aussi bien pour obtenir telle ou telle adhésion politique à l'intérieur du pays que pour faire pression sur la Diaspora et faire en sorte qu'elle suive inconditionnellement les inflexions de la politique israélienne. Paradoxe d'une utilisation qui fait du génocide à la fois un moment sacré de l'histoire, un argument très profane, voire une occasion de tourisme et de commerce (p. 130).
Ce texte renvoie à la note 90 (p. 214) :
L'institut Yad Vashem est à la fois un institut scientifique, un musée et un lieu de recueillement, les uns et les autres admirables, mais on trouve aussi à Jérusalem dans les agences de l'Office du tourisme des tracts invitant à visiter une «grotte de l'holocauste» sur le mont Sion qu'il vaut mieux ne pas qualifier.
Le Monde du 27 mai 1989 (p. 12) apporte les précisions
suivantes : «Créé en 1953 par l'État d'Israël, le Yad Vashem comprend
notamment une "crypte du souvenir" à la mémoire des six millions [sic]
de victimes juives, un centre pour l'enseignement de l'holocauste, la salle des
Noms (des victimes), l'allée des Justes, où sont plantés des arbres portant
leurs noms, un musée de documentation sur l'holocauste, une vallée des
Communautés, où figurent les noms de celles qui ont péri (plus de cinq mille)
et un "département des Justes" pour l'examen et la conservation des
témoignages».
L'esprit critique de Pierre Vidal-Naquet a ses limites : celles de ceux qu'il
appelle «les assassins de la mémoire». On notera le monopole, confisqué par
lui-même et par ses émules, de l'exercice d'une faculté essentielle : la
mémoire, comme s'ils étaient seuls à savoir s'en servir. Même nuancé,
l'éloge du film-fleuve de Claude Lanzmann, Shoah (1985), reste
surprenant. J'ai vu moi-même trois fois ce pseudo-documentaire et je suis
chaque fois sorti avec des sentiments mêlés d'ennui et de consternation.
Comment Vidal-Naquet peut-il parler de «grandiose film historique» (p. 143),
même s'il précise qu'il s'agit d'un film
où des hommes d'aujourd'hui parlent de ce qui fut hier. Survivants juifs s'exprimant dans un espace qui fut jadis celui de la mort, tandis que roulent des trains qui ne conduisent plus aux chambres à gaz, anciens nazis délimitant ce que furent leurs exploits, les témoins reconstruisent un passé qui ne fut que trop réel ; les témoignages se recoupent et se confirment les uns les autres, dans la nudité de la parole et de la voix. Que l'historien soit aussi un artiste, nous en avons là la preuve absolue (p. 149).
Une réserve, cependant, en note 26 (p. 217) :
Mon admiration pour ce film-histoire qui est immense ne saurait dissimuler des désaccords de détail, certains silences, par exemple, sur les Tsiganes, sur l'attitude des Juifs américains, et surtout sur la façon cruelle avec laquelle l'auteur interroge les paysans polonais, habitants d'un espace où la parole est pauvre.
Shoah, film somme toute «navet», a été célébré sans mesure, imposé aux élèves et aux étudiants, diffusé en Allemagne et présenté à Moscou, en 1989, dans sa version intégrale : plus de neuf heures de projection ! C'est du bourrage de crâne — sans même l'excuse du talent… Mais tout le monde se passe le mot et la moindre réserve (beaucoup trop long, très ennuyeux) fait hurler à l'antisémitisme !
Les recherches faites [en Israël] à l'Institut Yad Vashem valent aujourd'hui ce qui se fait de mieux dans le monde entier, avec, évidemment, une orientation parfois nationaliste […]. Mais surtout la Shoah sert à tout, à se justifier en permanence, à légitimer le moindre incident de frontière comme un renouvellement du massacre, à assimiler aux SS les Palestiniens envers lesquels les Israéliens ont tout de même des torts indéniables. Le résultat est peut-être efficace — bien que la grande majorité des habitants d'Israël n'aient pas eu l'expérience directe de la persécution nazie —, mais certains ne veulent plus entendre parler de ces temps tragiques, et on peut même, ici ou là, trouver en Israël un disciple de Faurisson ! Par contrecoup, il arrive dans la Diaspora que l'on juge Israël à l'aune du seul nazisme, ce qui n'est pas lui donner une très grande marque d'estime (p. 162-163).
A ce propos, Pierre Vidal-Naquet revient sur cette fameuse «grotte de l'Holocauste» sur le mont Sion dans la Vieille Ville de Jérusalem :
lieu destiné à entretenir la peur d'un retour de la Shoah et non un lieu de réflexion et de pensée (p. 223, note 90)
et de s'en prendre à
tous ceux qui tirent de l'œuvre de G. Dumézil l'idée, ou plutôt l'utopie rétrospective, que, en somme, l'humanité européenne s'est embarquée sur le mauvais bateau en devenant chrétienne, c'est-à-dire juive (p. 223, note 98)
et de citer le cas de J.-L. Tristani :
intellectuellement, particulièrement navrant !
Au demeurant :
plus que les livres d'histoire, les musées sont des expressions des idéologies nationales. Il n'est que de voyager en Israël et en Pologne (p. 225, note 112).
Pour conclure cette «querelle», on relèvera ici le mauvais procès fait, par Pierre Vidal-Naquet, au si intelligent et si courageux Me Jacques Vergès, accusé de tentative de «réfection de l'histoire» (p. 175). Il est vrai, cependant, que, par-delà le Cas Vergès (Jacques Givet, 1986),
le procès Klaus Barbie se heurtait à d'insupportables contradictions dont personne n'a réussi à se sortir. (p. 176)
On pourrait en dire autant du cas Vidal-Naquet, inextricablement prisonnier de ses préjugés que son intelligence et sa culture n'arrivent pas à lui permettre de surmonter, ce qui, à tout point de vue, est grand dommage.
VINCENT MANSOUR MONTEIL
Médaillé de la Résistance
Ancien interné résistant
(1940-1941)
Émission sur France-Culture (Le Monde supplément radio-télévision en date des 3-4 décembre 1989, p. 25).
Évident : «Ce qui s'impose à l'esprit avec une telle force qu'il n'est besoin d'aucune autre preuve pour en connaître la vérité, la réalité» (Dictionnaire Robert).
Vidal-Naquet, p. 25-26 et notes 16 et 17.
Aucune photo de chambre à gaz homicide dans le livre de Georges Wellers, Les chambres à gaz ont existé (NRF, 1981), non plus qu'à l'exposition de la déportation, au Trocadéro, en avril 1982.
Voir mon article dans Intolérable Intolérance, Éditions de la Différence, Paris, 1981, p. 146.
Le Monde 22-23 juillet 1990, p. 7.
Le Monde, 24-25 septembre 1989, p. 8.
Libération, 3 mai 1990, p. 7.
Revue d’Histoire Révisionniste, n° 3, juin 1990, p. 155-167
Retournez à la table de matières de RHR n° 3